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VARIÉTÉS HISTORIQUES
Le DINER DU SIRE DE QUÉLEN
MORCEAU D'ARCHÉOLOGIE CULINAIRE par Athur de la BORDERIE(voir notes).
Quélen, nom glorieux, bien
illustré au moyen-âge par les vertus guerrières, plus
illustré de nos jours encore par les vertus religieuses et
l'héroïsme de la charité. Le berceau de celte
vaillante race, au fin fond de la Basse-Bretagne, au
centre des montagnes de la Haute- Cornouaille, c'est le
petit bourg de Locarn, dont l'église rustique, couverte d'un
bouquet d'arbres, s'élève au penchant d'un vallon étroit et verdoyant,
Locarn, aujourd’hui du département des Côtes-du-Nord
(arrondissement de Guingamp, canton de Maël-Carhaix) qui formait
autrefois une trêve ou succursale de la. paroisse de Duault : le
bourg se nommait proprement Locarn (1) et le territoire de
la trêve Quélen. La seigneurie de Quélen embrassait dans
l'origine tout ce territoire, aujourd’hui compris sous la commune de
Locarn, avec quelques extensions dans les paroisses
de Plusquellec et de Carnot ou Carnoët.
Cette seigneurie qui relevait de la juridiction ducale de
Carhaix, était fort ancienne, ainsi que la famille qui en a pris son
nom; et dom Le Gallois auteur d'une généalogie de cette maison, dont le
manuscrit appartient aujourd'hui à M. Pol de Courcy trouve des
Quélen dès la première moitié du XIIe siècle.
Parmi les prérogatives de la terre de Quélen, l'une des plus
curieuses était le droit, afférent à son propriétaire, de se
faire servir à diner une fois l’an, à lui et à vingt-quatre
chevaliers de sa suite par le voyer de Carhaix. Ce diner
devait être servi à Carhaix, au jour du mois de janvier que
désignait le sire de Quélen.
Mais avant d'aller plus loin, on me demandera peut-être ce que c'était
que le voyer de Carhaix. Dans notre Bretagne, un voyer (en latin
'Vicarius, viarius, et même parfois 'Villicus ) était un
magistrat féodal, chargé de hautes fonctions de police: par
exemple ; de main- tenir le bon ordre dans les villes, de faire
saisir les malfaiteurs et perturbateurs, d'assurer la paix
et la décence des audiences de la cour
seigneuriale, de veiller à l'exécution de ses
sentences, etc. Je reviendrai .d'ailleurs, un jour, plus amplement sur
cet office de voyer, et je signalerai à ce sujet plus d'un
usage curieux et original. J'ajoute .simplement ici,
qu'au lieu d'être révocable et rémunérée d'un traitement
annuel, comme le sont de nos jours les fonctions de
même genre, cette charge avait pour salaire la jouissance d'un fief,
qui se transmettait héréditairement avec les obligations
de la charge.
J'ignore pour quelle cause particulière le voyer de Carhaix
devait au sire de Quélen le diner dont il s'agit; mais si
l'origine de cette obligation reste cachée, le détail en est connu. Il
est donné avec soin par un titre de 1679(2), qui retrace, comme
on le verra, des mœurs et des coutumes bien plus
vieilles que l'on ne peut guère remonter moins haut que le Xllle
siècle. J'userai en grande partie des expressions mêmes de ce
titre pour décrire ce banquet féodal, que notre texte appelle «
le devoir de manger dû par le voyer de Carhaix
au sire » de Quélen et à ses vingt-quatre chevaliers. »
Le sire de Quélen, en homme soigné et méthodique au possible,
s’occupe d’abord du local. Le diner, dit-il, sera servi « dans une
belle salle, convenable pour recevoir tel nombre de chevaliers ; où il
y aura belle cheminée et de beau feu de charbon, sans fumée qui fasse
nuisance au seigneur de Quélen ni à ses chevaliers, et doit être ladite
salle suffisamment jonchée de paille fraîche. »
Sont servis deux par deux. Devant
chaque couple les valets placent une large écuelle de
frêne, remplie, au premier service, d'un fort morceau« de chair de porc
salée, avec un chapon ou une géline (une poularde) et des
choux, des naveaux et de la moutarde.
Voilà le bouilli, dont la poule au pot forme, comme on voit, la
meilleure pièce. Puis vient le ragoût, où reparaît le porc ; mais cette
fois c’est « de la chair fraîche de porc à la sauce verte, avec du
poivre « suffisamment et raisonnable. » Le rôti, dont la gent
gallinacée fait tous les frais, consiste en « un chapon ou une
geline suffisamment lardée et rôtie, par chaque écuellée.
Le dessert est de fromage à la crême.
Le sire de Quélen, d’ailleurs, tient à prendre ses aises, à pouvoir
manger tout tranquillement, sans se hâter, et surtout sans craindre de
voir le voyer lui jouer un mauvais tour, qui se pratique parfois de nos
jours ç certaines tables d’hôte, sur lesquelles on vous étale un
somptueux service, et dont on enlève les meilleurs plats avant que les
convives aient pu y toucher que des yeux. Le bon seigneur a donc pris
ses précautions, et soigneusement stipulé que le voyer ne doit « ni
changer » les mets, ni les ôter de sur la table sans son commandement
exprès, -ni même ôter les tables. «
Pourtant, s’ il faut en croire le roi Dagobert, - il n’est si bons amis
qui ne se séparent, si bon repas qui ne s’achèvent, et si belles tables
qui ne se quittent. A cet instant final, le voyer doit se retrouver à
son poste, son flambeau de cire au poing ; il donne encore à laver au
sire de Quélen et le reconduit ensuite ; lui et ses vingt-quatre
chevaliers, jusqu’à la rue, avec sa torche ardente.
Tel était le diner d’étrennes, dû chaque année au sire de Quélen par le
voyer de Carhaix. Les gens habiles à tirer des petites choses de
grandes conséquences, et à extraire au besoin d’un vieux clou rouillé
toute une philosophie de l’histoire, ne manquerons pas de mettre à
profit le menu de ce festin féodal ; pour en faire jaillir les plus
vives lumières sur l’état social du moyen-âge, pour en tirer une fois
de plus l’éclatante condamnation de cette vieille chevalerie bretonne
et française, qui de son sang fait un fleuve infranchissable
autour des frontières de la patrie, et dont les représentants, pour
s’entrefêter(sic), ne trouvaient rien de mieux que de manger un porc au
choux
dans des écuelles de bois, les pieds sur la paille. Quels barbares ! crieront les apôtres du progrès.
Et j’avoue qu’ici ils ont beau jeu. Qui ne préférait nos parquets et
nos tapis à la jonchée de la paille ? Notre porcelaine de Sèvres et
notre vaisselle plate à la vaisselle neuve de frêne ?
Et notre cuisine… Ah ! C’est là surtout qu’éclate le progrès et la
supériorité de notre siècle. Pauvres chevaliers ! Tout au plus peut-on
donner à leur festin la louange banale que décernent les prospectus de
collèges au menu des lycéens : "Nourriture saine et abondante, quoique
peut variée". Tandis qu’aujourd’hui, quelle masse de découvertes
culinaires et d’inventions succulentes ! Que de sauces ! Que de ragoûts
! Que de crème ! Que de suprêmes ! Que de solilêmes ! Que de progrès,
en un mot, que de cuisiniers !
Il est vrai que la multiplication des médecins suit aussi fidèlement
celle des cuisiniers que l’ombre suit le corps. Il est vrai encore que
, si les mœurs simples font les races fortes, les chevaliers du XIII°
siècle, qui se régalaient de manger à leurs festins, des quartiers de
porc dans des écuelles de bois, les pieds sur la paille, devaient être,
de corps et d’esprit, d’autres hommes que nous.
Arthur de la BORDERIE
Louis-Arthur Le Moyne de La Borderie,
(5 octobre 1827 à Vitré - 17 février 1901 à Vitré) est un historien de
langue française, considéré comme le père de l'historiographie
bretonne. (La Borderie est une terre située dans la commune
d'Étrelles). Il a été aussi un homme politique, conseiller général,
puis député d'Ille-et-Vilaine (circonscription de Vitré).
Arthur
le Moyne de La Borderie, est né le 5 octobre 1827, à Vitré (Ille et
Vilaine). Très jeune il se passionne pour l'histoire de sa province.
Après des études de Droit, il entre à l'Ecole des Chartres. Il en sort
premier en 1852 et travaille de 1853 à 1859 aux archives
départementales de Nantes. Membre fondateur de la Société Archéologique
et Historique d'Ille et Vilaine, dont il est Président de 1863 à 1890.
Jacques Charpy a dénombré 19 articles parus dans les bulletins de 1862
à 1898 : études sur les Ducs de Bretagne, la Féodalité, les ordres
religieux, les Saints fondateurs de notre provinve, sans oublier des
figures marquantes comme le juriste Pierre Hévin, ou encore des
éditions de textes du XVe siècle. En 1878, une recherche sur
l'imprimerie en Bretagne au XVe siècle ( les icunables bretons ), étude
publiée par les "Bibliophiles Bretons", sur papier vergé, tirage à 250
exemplaires, puis en 1891, une étude bibliographique sur les
différentes éditions (1514 à 1541 ) des "Chroniques de Bretagne"
d'Alain Bouchart .
Notes.
(1) Ou Loc-Harn, lieu ou ermitage de saint Harn ou Hernin, qui est, en effet, le patron de l’église.
(2) C’est l’aveu ou description de la seigneurie de
Quélen, fournie au Roi, en 1679, par messire Hyacinthe Anne Le Sénéchal
de Carcado, alors seigneur de Quélen :
aux Archives de la Chambre des Comptes de Nantes ; Déclaration Carhaix, vol.VI, ° 36.R;
Joseph Lohou (24.octo. 2012)