Callac-de-Bretagne

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Avis moraux de René Fleuriot

Préface.

 


Portrait d'homme âgé de 45 sans
Par Paulus Moreelse, 1er quart 17ème siècle
Musée du louvre.

 

En octobre 2008, nous évoquions dans un précédent article du Cahier du Poher le « Journal de René FLEURIOT[1]« , père de Claude FLEURIOT qui devint, en épousant Fiacrette BAHEZRE en 1623, seigneur de Kerfichant et de Rosviliou en Duault; journal qui relate son engagement et ses flagrantes turpitudes durant la Guerre de la Ligue.
Poursuivant son oeuvre d’écrivain, René FLEURIOT entrepris la rédaction d’une sorte de formulaire de vivre à l’attention de son fils aîné Claude, de ses frères et soeurs.

 

Jean MEYER[2], suivant l’exemple d’Anatole de Barthélemy pour le « Journal de René FLEURIOT » en 1878, fit paraître les « Avis Moraux de René FLEURIOT » dans le bulletin des Annales de Bretagne en mars 1972. Pour notre part, nous nous sommes bornés à réécrire les 47 feuillets de façon contemporaine, écriture et ponctuation, pour une plus grande facilité de lecture.

 

 

Admonestations spirituelle et morale familiale[3].


 

« Mon fils, mon ami, je croirais avoir été inutile au monde et pour vous et pour le surplus de ma famille, si je ne vous traçais un formulaire de vivre autre que celui que je vois en pratique parmi la jeunesse de ce temps, que je remarque adonné à toutes sortes de débauches, signament[4] au jeu, à l'ivrognerie, à la paillardise et aux blasphèmes du nom de Dieu.

 

Pour le premier, auquel vous avez quelque inclination, il attire une mauvaise habitude que l'on ne peut quitter aisément et la continuant, elle cause de grandes dépenses qui dégénère en prodigalité et qui bouleverse les meilleures et les plus riches familles ; les réduisant à un état pitoyable et plein de misère qui redonne suite sur la postérité qui suit et entasse misère sur misère, qui les convie de fulminer mille malédictions contre leurs pères et mères pour les avoir engendrés pour vivre en une vie de misère, aussi je vous convie de quitter absolument le jeu de dés et de cartes, si ce n'est pour passer le temps que vous jouiez un écu ou deux au plus sans vous piquer au jeu.

 

Pour les trois autres vices, qui est la paillardise, l'ivrognerie et les blasphèmes, je n'ai pas reconnu que vous y êtes adonné mais il faut prendre garde de ne s'y adonner par mauvaise hantise, étant trois grands vices qui attirent sur nous l'ire de Dieu et sa malédiction, comme dit L’Écclésiaste[5] :

« Que la plaie de Dieu ne sortira jamais de la maison du blasphémateur ».

 

Voilà pourquoi j'ai jugé à propos de vous avertir d'éviter ces vices comme infâmes et odieux à Dieu et au monde et qui conduise ceux qui en font ordinaire profession aux peines éternelles. Si je voulais vous rapporter des exemples, je vous citerais quatre ou cinq maisons en notre pays qui ont fait naufrage pour avoir pratiqué ces vices, et de nos proches parents, les noms desquels je veux les taire par honneur.

 

Il est bon du mal d'autrui de faire son apprentissage et de ne faire comme les taupes qui ouvrent les yeux qu'après la mort ; ainsi font les prodigues qui n'aperçoivent leur ruine qu'ils ne sont réduits à une honteuse mendicité. Je censure d'autant plus critiquement ce vice que le voir être plus commun parmi la jeunesse de ce temps.

J'en dirais encore quelque chose : à la suite de ces avis que je vous donne en père, plein d'attention et de désir de vous voir, comme aussi vos frères, suivre le train de la vertu, étant la voie qui conduit les hommes aux cieux et les rendent recommandables au monde.

 

Je ne désire pas que ces rapsodies soient sues ailleurs qu'en mon cabinet, seulement pour vos frères et sœurs, à qui je les donne comme à vous, pour preuve de l'amour que je vous porte. En général, si vous en tirer profit, ma peine et mon labeur, se seront ce contentement de n'avoir été inutile et sans fruit. Si aussi vous en faîtes mépris, ne doutez point que Dieu punira votre arrogance et éloignera sa bénédictions de vous.

Prévoyant les grandes animosités qui naissent aux familles sur la division des biens que pères et mères laissent à leurs enfants à leur décès et les grands procès qui s'engendrent entre-eux, qu'ils rendent immortels par la malice et des aînés et des cadets, l'un voulant de mauvaise foi cacher et latiser(?)[6] le bien de la succession et les autres voulant extorquer plus que leur légitime.

Pour à quoi obvier et désirant nourrir la paix et la concorde en ma famille, je voulu faire le partage et la dimission[7] des biens, tant meubles qu'immeubles, que ma femme et moi possédons à présent et pour y parvenir, je mis par ordre dans une liasse de papier relié le gros du bien de la dite succession, savoir l'ancien patrimoine de la maison de céans avec ce que je en départage de la maison de mon aîné, que je partage deux parts et tiers ; après, je sépare les acquêts que j'ai fait pour être partagés, savoir les acquêts nobles noblement et les acquêts roturiers par égales portions entre l'aîné et les cadets, ayant apporté tant de l'égalité en ce partage, que mes enfants seraient par trop dénaturés s'ils voulaient contrarier par procès ce que j'ordonne entre eux, ayant gardé en bon père à chacun son droit, sans affectation particulière aux uns plus qu'aux autres, et comme tel, j'ai tenu la balance en main le plus juste qu'il m'ait été possible.


Ainsi donc, je conjure les uns et les autres de garder de point en autre, tout ce que je prescrit et ordonne entre eux pour leur partage, à peine de désobéissance et de malédiction à celui qui contreviendra[8].

 

Ayant censuré les vices du temps, je cru qu'il était de mon devoir de vous dire quelque chose sur le suivi de la piété, en quoi je vous ai reconnu un peu tiède, qui m'a obligé de vous dire un mot sur ce suivi pour vous convier d'être plus ardent à l'avenir à servir Dieu et ne laisser passer un seul jour, quelques affaires que vous puissiez avoir, que vous ne réfléchissiez, le genou à terre devant Dieu, pour implorer sa grâce et sa miséricorde de tout votre cœur et votre pensée, et non à la ......seulement que si vous préférer les plaisirs et voluptés à ce qui est de son culte comme font les libertins du siècle, ne doutez point qu'il vous tourne le dos, qui vous fera trébucher d'abîme en abîme comme les enfants d'iniquité.

 

Il y a plus, c'est que les habitudes que l'on prend en la jeunesse d'être pieux ou irréligieux, réglés ou débordés, seront compagnons de votre vie jusqu'à la fin, sinon ceux que vous quitterez par impuissance ou qui vous quitterons.

 

Voilà pourquoi, il est à propos d'élire la meilleure voie pour qu'elle conduise au salut et fuir l'autre qui mène à la perdition.

 

Après la pitié suit la charité, l'une n'opérant rien sans l'autre, la dernière nous étant tant recommandée dans toutes les écritures, témoigne ce que dit ce bon et grand roi David au psaume 40 :

 

"beatus vir qui intelliget superEgenum et pauperem In die mala Liberabit Eum dominus"
 »
Heureux qui pense au pauvre et au faible, au jour du malheur, Yahvé le délivre".

 

 

Ainsi donc soyez charitable et miséricordieux à l'endroit des pauvres et leur départés[9] de votre bien libéralement, au moins du superflu. Vous ne ferez qu'imiter votre mère et moi, qui avons eu toujours cela en singulière recommandation. Aussi Dieu a béni notre travail et ménagé et multiplié nos biens comme il fera aussi les vôtres, nous imitant ou faisant mieux et ne détournez l’œil de sur le pauvre, la veuve et l'orphelin qui mendieront votre secours ; ainsi assisté les de vos biens et de votre conseil et de votre faveur, soit en justice ou ailleurs ou tu verra que l'on veut l'oppresser injustement, et vous ferez oeuvre agréable à Dieu, n'ayant rien qui expie tant, ni épargne la peine du péché que la charité.
Ainsi donc, je vous la recommande, non seulement aux vivants, mais aussi aux morts, desquels vous possédez les biens et, par conséquent, obligé de faire prier Dieu pour eux.

 

Ce n'est pas assez de donner un morceau de pain à la porte comme on ferait à un chien, il faut faire rechercher où il y a des pauvres malades et vieilles gens, impuissants de ne pouvoir plus travailler, n'y gagner leur vie et faire nourrir de bonne vivres, car les malades et les vieillards ne peuvent s'accommoder à toutes sortes de vivres.

Ne soyez aussi fâché d'habiller tous les ans une douzaine de pauvres, au moins ces pauvres orphelins et autres vieilles gens indigents et nécessiteux ; ce faisant, vous préparer le chemin pour monter au ciel et ne serez pas plus pauvre au bout de l'an.

 

Je vous recommande aussi l'honneur et le respect et l'obéissance du à votre mère, comme à la personne à qui vous êtes obligé de l'être et, de la fortune ne pouvant espérer nul bien au monde que de sa libéralité, tout le bien lui appartenant, soit par donation mais acquit autrement ; laquelle donation je fais à deux fins, l'une pour ne dépendre en rien de vous, si Dieu me fait survivre à votre mère, et l'autre pour vous obliger de lui rendre toutes sortes d'honneur et d'obéissance et en un mot, dépendre entièrement d'elle, la reconnaissant si bonne qu'elle ne vous laissera manquer de commodité, lui rendant l'honneur que lui devez.

 

Je vous recommande aussi l'amour de vos frères et sœurs et leur avancement au cas, que dispose de votre mère et de moi avant que de les pouvoir marier, ni avancer en dignité ecclésiastique et offices ; et surtout, gardez-vous bien de les chasser de la maison paternelle qu'ils n'aient rencontrer fortune, car ce sont vos frères, engendrés de même père et mère que vous et il n'y a que la primogéniture[10] qui vous donne avantage sur eux.

 

J'ai vu en mon voisinage, deux ou trois aînés qui ont maltraité leurs cadets et même chassé de leurs maisons, mais Dieu, qui est juste et qui voit nos iniquités, ne les a laissés longtemps impunis et réduits et misérables qu'ils ont été forcé de mendier l'aide et le secours de leurs cadets.

Ce pauvre misérable Runegoff[11] traita ainsi ces frères et sœurs, les ayant chassés de la maison de leur père incontinent après sa mort ; il ne fut pas longtemps sans en être puni et n'est pas le seul de ma connaissance qui a reçu pareille punition pour pareille faute.

Ainsi donc, servez leur de père et de frère s'ils demeurent dépourvus de fortune après nous ; outre l'obligation qu'ils vous en auront, Dieu vous bénira et toute votre postérité. Je vous recommande aussi de vivre avec vos voisins en bonne intelligence sans procès, ni querelle, comme je le fait ; si vous les avez pour ennemi, ce seront autant d'espions auprès de vous.

 

J'ai, grâce à Dieu, passé le meilleur de mon âge sans avoir eu querelle avec eux, au moins que fort peu et m'en suit bien trouvé ; fuyiez donc les occasions de n'avoir procès, ni litige avec eux si ce n'est avec cause légitime et pour la conservation du votre. J'ai fui toute ma vie le procès, mais j'ai été si souvent que j'ai rencontré des parties si rebourses[12] qu'ils m'ont toujours obligé de plaider contre ma volonté et en me défendant. Que si par nécessité, vous êtes contraint de plaider, donnez vous garde de vous servir de faux actes, ni de faux témoins, ni d'autre méchante invention, qui sont à présent commun parmi le monde.

 

Pour la conversation, qui est une partie requise pour le commerce du monde, je ne vous en dit que peu, reconnaissant que ce n'est pas la plus faible partie que je remarque en vous, qui me retiendra de ne vous en dire grand chose. Il ne faut que voir ce que dit Charron[13] au traité de la Sagesse en la préface de son premier livre ou je vous renvoie pour l'humeur de notre pays, nous haïssons les humeurs altières et fuyons leur conversation, nous aimons la franchise et les humeurs complaisantes à chacun, sans faire le retenu, ni par trop, le cérémonieux ; voilà l'humeur de notre pays.

 

 

Situation Familiale- Choix du Mariage.

 

Je loue Dieu de vous avoir marié avant ma mort et d'avoir si bien rencontré, ayant une femme sage et qui a du bien. Gardez d'en faire mépris à cause qu'elle porte de l'âge. Si Dieu vous en donne lignée, ce ne seront pas les plus pauvres enfants de leur pays ; mais surtout donnez ordre de vivre sans dettes, car, tandis que vous en aurez, vous serez en inquiétude perpétuelle. (Un texte écrit en marge après le mariage de son fils Claude, avec Fiacrette BAHEZRE en 1623)

 

Il se rencontrera peut être que je serai mort avant que vous soyez mariés, aussi, le cas advenant, je veux vous en dire mon avis pour servir mais que vous soyez sur ces avenues. Lors donc, que vous voudrez vous marier, regardez de prendre une bonne alliance et d'une race qui ne soit point tachée d'aucun vice héréditaire, comme lèpre, épilepsie ou mal caduc[14], bosse, folie hypocondriaque et plusieurs autres maladies, qui sont comme héréditaires en certaines familles, que l'on doit fuir, quelque commodité que l'on y rencontre, qu'il faut un siècle pour purger une race de ces maladies qui passent de père en fils.

 

Il y a plus : c'est que ces races ainsi tâchées ne sont pas désirées par alliance. Il est aussi à désirer que la fille que l'on désire en mariage soit engendrée d'une sage mère, car il advient souvent qu'elle leur apporte et l'humeur et l'action et, étant d'une mère insouciante, elles logent souvent leurs maris au signe du Capricorne[15]. Il y a un autre mal qui suit : c'est qu'elles disposent le bien en affiquets(colifichets) et bombances, tellement que mal faut du bien ; tout va en désordre qui apporte ensuite la ruine des bonnes et riches maisons.

Il y en a en notre pays qui ont fait naufrage par le mauvais gouvernement que les femmes ont fait et des biens et de leurs personnes ; voilà pour quoi, quand il vous prendra envie de vous marier, choisissez une bonne alliance et d'une race non tâchée, comme je dit ci-devant, et tacher, si possible de reconnaître l'humeur[16] de celle que vous désirer faire compagne de votre vie et fortune ; mais, ayant fait rencontre d'une femme sage et bonne, donnez vous garde de la mépriser, ni vous adonner à la putasserie, ni à la débauche des garces, de peur que votre femme, reconnaissant cela, elle ne prenne l'essor à votre imitation et, à beau jeu, beau retour.

 

Je ne vous dit pas cela sans cause, car j’ai connu en mon temps, trois ou quatre gentilshommes signalés et de maison qui avaient de belles, de sages et chastes femmes, lesquelles néanmoins tenaient des garces en leurs maisons contre tout respect et honneur du à leurs femmes. Qu'en est-il advenu : leurs femmes, irritées du mépris que faisaient leurs maris, ils ont fait banqueroute à leur honneur pour aller au change, en sorte que ces familles ont été diffamées d'honneur et même de biens ; et le plus grand mal, c'est qu'il s'est trouvé qu'ayant des filles grandes et en âge, elles ont suivi la piste de leurs mères, qui a été le comble de toute sorte d'infamie aux maisons où cela est advenu, et qui sont les meilleures de notre pays, tant en l'évêché de Tréguier que Saint Brieuc, dont par honneur, je veux taire leurs noms.

Faites donc votre profit de la faute des autres.

 

Il est aussi à propos de ne prendre pour femme d'autre religion que la votre, de peur que les enfants provenant de ce mariage n'engendreraient du divorce entre vous, l'un voulant nourrir à sa religion et l'autre à la sienne. Je ne vous dit pas cela sans sujet car j'en ai vu l'expérience en quelques familles de ce pays.

 

Prenez aussi garde en vous mariant que la beauté ne vous transporte de telle passion que vous n'auriez pour toute dot qu'un beau nez, car, en la saison où nous sommes où le luxe est si grand, il faut avoir du bien pour paraître parmi le monde.

 

Vos cadets tireront de votre maison douze cent livres de rente ; si la femme que vous avez épousé ne vous apporte autant de bien que cela, votre maison ira en reculant au lieu d’avancer. C'est pourquoi, ne vous laissez pas piper[17] aux appâts d'une pauvre beauté car, en trois mois, la plus belle femme est importune et à charge si le bien est en déficit.


Femme du début du 17ème siècle

Je ne vous conseillerais pas aussi de prendre une trop laide pour ne pas faire de votre maison un purgatoire. Il y a plus : c'est que les laides sont quelquefois aussi difformes de l'esprit que du corps, ce qui n'est pas une petite gêne à ceux qui font de telles rencontres. Prenez donc garde à vous, lorsque vous serez aux termes de vous marier, car les fautes que l'on y fait sont irréparables et sans ressources.

 

Je ne vous conseillerais pas de vous allier à la Haute[18], ni hors de votre pays, par ce que ces femmes ne savent rien au ménage d'ailleurs, que l'air de ce pays ne leur plaît nullement, ne trouvant point de personnes de conversation, ni de compliment, qui est le talent des femmes de la Haute nourrie aux villes. Il y a un autre inconvénient : c'est qu'elles sont de grandes dépenses en affiquets, baguetelles, brillants, dentelles et autres espèces de hardes comme cela qui coûte grandement, tellement qu'il faut employer un tiers des deniers dotaux pour satisfaire ces dépenses, qui est charger d'autant votre bien ; outre tout cela, il faut pour imiter Madame d'un tel lieu, avoir aussi un carrosse qui sont deux cent écus de dépense tous les ans, ce que suppute sonnant. Voilà donc l'importance due d'avoir des femmes de la Haute qui ne se soucie de donner ordre, ni à la dépense, ni à ce qui dépend du ménage, tellement que, laissant toutes choses à la discrétion des serviteurs qui sont pour la plupart larrons, tout se consomme et se dépérit ainsi.

 

Il est très nécessaire que la femme ait l’œil à ce qui regarde la dépense de la maison, à peine d'en courir ruine, car il n'est pas de la bienséance aux hommes de mettre le nez à cela, qui regarde entièrement le devoir de la femme.

 

Il y a quelques autres choses qui sont de la charge du mari, que je remarquerai ci-après en l'endroit de l'économie, comme sont les grosses provisions, vin, bœufs, beurre et ce qu'il faut de viande fraîche pour la semaine ; du reste, c'est à la femme d'ordonner de faire boulanger[19] et ce qu'il faut de viande pour le dîner et le souper.

Je veux des grandes dames ordonner toutes les dépenses, néanmoins, s'il advient que la femme fasse mépris de cela, il faut que l'homme y suppléer à peine d'encourir ruine.

 

De l'économie domestique.

 

Vous ayant dit mon avis sur votre mariage, je juge être nécessaire de vous prescrire la forme que vous devez observer en la dépense de votre maison au désir du bien que je vous laisserais. S'il s'accroît par votre mariage, vous pourrez l'accroître à la proportion ou bien le mettre en réserve pour l'employer en fonds ou en bâtiment ou en rente constituée, celui que vous jugerez être le plus utile.

 

A l'entrée donc de votre ménage, soyez soigneux de régler votre dépense à la proportion et à l'égal de votre bien, et ne faîtes pas comme un tas de jeunes éventés[20] que je connais, lesquels j'ai vu dépenser la meilleure part de leur bien avant que de l'avoir reconnu, et après, être si misérables qu'il fallait devenir sergent, tavernier ou notaire pour passer en misère le reste de leurs jours.

 

Je vous en nommerais de ma parenté, un ou deux et autant de mes voisins, dont les Sieurs de Keruerret et de Runegoff sont du nombre, l'un mon cousin, l'autre mon neveu qui consomma en deux ans avec l'aide de sa femme trente mille livres de compte, fait et arrêté en présence de plusieurs de ces parents. J'ai eu deux autres voisins qui ont consommé en ivrognerie et autres mauvais ménage chacun deux mille livres de rente, l'un le sieur de L'Isles, l'autre le sieur de Tranbeuff, que j'ai vu depuis contraint de mendier.


Peintre et sa famille-Fin du 16ème siècle
Otto Venius -Musée du Louvre

Il me faudrait un grand volume pour enrôler nombre d'autres qui ont suivi la piste de ces pauvres misérables prodigues, qui mangent en trois mois ce qui devait durer un an, tellement qu'il fallait s'attacher au fonds pour vivre le reste de l'année, qui ne supporte plus de fruit depuis qu'il est aliéné et aussi, de presse[21] en presse, l'on réduit le bien à rien.

 

Pour éviter donc à cela, il vous faut des provisions pour la dépense de votre maison, comme bœuf, lard et vin qui sont les grosses provisions qu'il faut faire, chacune en sa saison, ou les acheter au double, venant du jour à la journée, comme font plusieurs grands seigneurs de notre pays et d'ailleurs qui par ce moyen consomment les grands biens et sont toujours en arrière.

 

Il faut donc faire sa provision de beurre depuis la mi-mai jusqu'à la fin de juillet, comme étant la saison de l'année qui est à meilleur marché ; pour le cautum[22](?), je vous en direz mon avis avant finir ce chapitre. Pour les bœufs, il faut les acheter à la fin de juillet ou à la mi-août, parce que c'est la saison de l'année qu'ils sont aussi à meilleur marché, joint que vous pouvez les faire engraisser dans le regain de vos prairies jusqu'à la Toussaint ou la mi-novembre, qui est la saison propre pour faire les tuaisons[23].

 

Pour le lard, il faut avoir le soin de faire nourrir les pourceaux au logis, la quantité que vous jugerez être requis pour l'entretien de votre maison.

Si vous en tuez quatre par an, tant de plus que de moins, il faut en nourrir au double de ce que vous tuerez pour en avoir les uns sous les autres.

 

Cette nourriture se peut faire, comme je le dit, à la maison à peu de frais, si non lorsqu'il faut engraisser, mais c'est à la femme d'avoir ce soin, ou le commettre à une servante ou gouvernante qui s'y acquittent fidèlement. Il faut avec cela donner ordre aussi que le foin, paille, ni avoine ne manquent jamais, qui font aussi partie des grosses provisions car, s'ils manquent comme en plusieurs maisons que je connais en notre pays à Noël ou au mois de février ou mars, il faudrait les acheter au double, voir quelquefois au triple.

C'est pourquoi, soyez prévoyant à faire toutes ces grosses provisions, qui sont à votre charge, comme à votre femme de les distribuer en temps et en saison.

De vous prescrire la quantité, ni combien de chacune espèce, il m'est difficile; cela se doit régler à la proportion de ces commodités


Je vous dirais comme je l'ai vécu : au commencement de mon ménage, je me passais avec trois et quatre cent livres de beurre et deux vaches grasses ou un bœuf et six barriques de vin ; depuis, ayant payé mes dettes et acquis quelque bien, j'ai augmenté ma dépense en sorte qu'il me faut à présent cinq à six cent livres de beurre, deux bœufs de vingt et quatre et cinq écus le couple, et quelque vache grasse, deux tonneaux de vin et quatre pour céans[24],  qui est une dépense assez bonne pour un homme de six à sept cent écus de rente, pourvu qu'elle soit dépensé avec économie, car le gouvernement et la distribution des provisions fait la meilleure part de l'épargne ; quelques grandes provisions que vous fassiez ne suffiront point si on les gouverne mal.

 

 

Pour le vin, il faut faire votre provision depuis Noël jusqu'à Pâques et faites que votre vieux vin vous dure jusqu'à Noël et ne faites pas comme aux grandes maisons où l'on ne boit jamais ou peu souvent de bon vin parce qu'il ne le prenne qu'à mesure qu'ils en ont besoin, de façon que, le charroyant en mai juin ni les autres mois sécants[24], le vin ne s'épure jamais de lie et devient gras.

 

Passé donc le mois d'avril, ne prenez plus de vin pour la provision et, quand vous en prendrez une barrique ou deux plus qu'il n'en faut pour votre provision, vous ne ferez que bien, de peur que quelque pièce ne se pousse ou aigrisse ; si cela n'arrive, vous pourrez toujours vous en défaire à un tavernier pour du vin nouveau.

On a profit, le vin étant ordinairement cher sur l'arrière saison. Pour en avoir à bon compte et au prix du marché, il faut vous entretenir aux bonnes grâces des marchands de Pontrieux qui vous le baillerons au même prix qu'il leur coûte, les payant comptant comme je le fais, car il ne serait pas raisonnable de vous bailler leur marchandise au prix du marché et retenir leur argent huit et dix mois, tant du plus que du moins.

 

Voilà ce que j'avais à vous dire pour les provisions de votre maison, auxquelles vous devez pourvoir aux saisons prescrites. Les faisant comme cela, votre dépense paraîtra et dépenserez peu, pour vu que ceux qui en ont la charge les distribuent fidèlement ; et sera à propos de faire surveiller la dépensière ou autres qui en ont la charge car, quelquefois, ils ont des gens affectés, auxquels l'on baille vin, viande et autres provisions en cachette, et si elles ont de l'amour pour quelque serviteur ou pour quelqu'un du dehors, qui le mène par dariolettes(?) car à celle-là on fait largesse. Pour éviter à cela, il est requis de semer la discorde entre eux car, pour lors, un chacun découvrira son compagnon : c'est la meilleure invention que je trouve pour découvrir les larcins de mes gouvernantes, serviteurs et servantes.

 

 

Ayant ordonné des provisions requises et nécessaires pour votre maison, je veux vous dire aussi un mot pour ce qu'il faut pour l'entretien de vos chevaux et combien vous en devez tenir d'ordinaire en l'écurie, savoir deux pour vous et une haquenée[26] et deux hongres[27] aux champs, l'un d'amble pour porter une demoiselle et un autre pour porter une valise et autre bagage au besoin, et trois ou quatre cavalles[28] pour servir la charrette et pour porter poulains ; elles sont de peu de dépense, et néanmoins de grands profits et de service, n'ayant besoin de leur bailler ni foin, ni avoine, si non lorsqu'elles travaillent ou qu'il fasse de la groue[29] ou de la neige, pour ceux qu'il faut entretenir en l'écurie.

 

Il faut pour l'entretien de chaque cheval, cinquante boisseaux[30] d'avoine, à ne leur bailler que trois mesures par jour, les vingt et quatre faisant boisseau, ou quatre mesures à trente deux au boisseau. Il faut quatre charretées de foin et deux de paille pour chaque cheval, ou trois de chacune, si pour le moins vous leur donnez de la paille tous les jours.

Il vous faut donc, pour l'entretien de votre écurie à trois chevaux, douze charretées de foin et huit de paille et, pour vos cavales et hongres et autres bétails comme vaches, autre douze charretées de foin et dix de paille, que vous pourrez cueillir en vos prairies, les bien ménageant comme je l'ai fait en mon temps.

 

Pour la paille, vous pourrez en avoir à suffire, tant de votre métairie que de la dîme[31] de Pabu et Bihan, que j'ai toujours eu du recteur pour cinquante boisseaux de froment par an. Pour l'avoine, il vous en faut deux cent boisseaux, savoir : cent cinquante boisseaux pour l'ordinaire de vos trois chevaux et cinquante pour les survenants, et pour faire de la bouillie aux laboureurs et serviteurs de la ....


Signature de René Fleuriot


La suite des feuillets manque et nous ne saurons jamais de quelle façon, René FLEURIOT achetait son tabac, son « Butun »…(voir note 22)

 

 

Conclusion.

 

Après avoir lu ce récit fort moralisateur, principalement destiné à son fils Claude, à ses frères et sœurs, pouvons-nous en tracer un portrait, évidemment approché, de ce gentilhomme trégorrois, René FLEURIOT.

 

En premier, il est utile et nécessaire, en tant « qu’hypothétique » historien, de replacer le personnage étudié dans le contexte de l’époque, de revenir quatre cents ans en arrière, en pleine période de la fin du 16ème siècle, quelques années après les troubles des Guerres de la Ligue.

René FLEURIOT, 42 ans au début du récit en 1609, est un petit noble breton bien établi, il a un revenu de 700 livres. D’une certaine culture, encore rare à cette date, il est un lecteur averti de l'Ancien Testament, maîtrisant l’écriture; il est un homme de son temps, qui se livre comme il le dit lui-même « à une peine et un labeur ».

Il rédige ainsi sur une cinquantaine de page de très petit format un travail important, à la fois par sa portée morale, mais aussi par la somme de travail qu’elle lui a coûtée; ce travail qu’il ne désire pas dévoilé, le réservant à son entourage comme il le précise : « Je ne désire pas que ces « rapsodies[32] » soient sues ailleurs qu’en mon cabinet, seulement par vos frères et sœurs… »


Gentilhomme du 16° siècle.

 

Marié à Marguerite de CHEF-du-BOIS(PENANCOËT), d’une famille du Léon qui lui apporte la sieurie de Kerlouët, le couple engendre 9 enfants dont 5 survivent.

(à suivre)

 

                                                  Joseph Lohou.(Janvier 2009)

Cet article est paru dans le "KAIER ar POHER-Le Cahier du POHER N° 24 en mars 2009

 

Sources.

 

1-Annales de Bretagne- n°1-mars 1972-Tome LXXIX- Les avis moraux de René FLEURIOT.
2-AD22- série E –art 310-Dossier FLEURIOT
3-Dictionnaire- Le Trésor de la Langue Française (TLFi)- CNRS-(http://atilf.atilf.fr/tlfv3.htm)

 

 

 

Annexe 1.

 

 

 

 

Fac-similé de la 1ère page du carnet des Avis Moraux de René FLEURIOT.

(AD22- série E – art. 310-Dossier FLEURIOT)

 

« Cest issy le livre ou je marque les affaires de conséquence que je eu avecques touttes sortes de gens depuis que je merle de commenter parmy le monde que je voulu issy rediger pour esclairer a vu charcun la recette de ce quy est partie en mes affaires particulieres quy ne se peunet recognoise par aultres advis que de ce quy se trouve escrit issy quy est la (vérité)…. »

 

Renne Fleuriot.

Notes.

[1] Le JOURNAL de René FLEURIOT, Le Cahier du Poher n° 22-Octobre 2008 – pages 13 à 19-(J.Lohou)

[2] MEYER, Jean Laurent, (° 1924 Strasbourg)  universitaire, directeur de l’Institut Armoricain de recherches historiques à Rennes en 1970.

[3] Les titres de chaque chapitre sont composés par l’auteur et le texte total a été repris pour une meilleure compréhension.

[4] Signament( ?), vraisemblablement « particulièrement » .

[5] L’ECCLESIASTE, traduction grecque de l'hébreu קהלת Qohelet, "celui qui s'adresse à la foule", est un livre de la Bible hébraïque.

[6] Latiser, vraisemblablement, « abaisser ».

[7] Dimission, Démission de biens, acte par lequel une personne renonçait de son vivant à tous ses biens en faveur de ses héritiers présomptifs, tout en conservant le droit de révoquer cette démission.

[8] Contrevenir, agir contre les prescriptions d'un règlement.

[9] Départir, attribuer en partage

[10] Primogéniture, antériorité de naissance

[11] Famille de ROSMAR, sr de RUNEGOFF en Pédernec(http://yannguillerm.free.fr/pedernec.htm)

[12] Rebours, revêche, désagréable, peu traitable. Esprit rebours, humeur rebourse.

[13] CHARRON, Pierre(1541-1603), Moraliste français-Traité de la Sagesse.

[14] Mal caduc, Mal qui fait que le malade tombe subitement. Synon. épilepsie.

[15] Capricorne, animal fabuleux à tête de chèvre et queue de poisson, allusion aux maris « cornus ».

[16] Humeur, tendance dominante du tempérament, du caractère d'une personne.

[17] Piper, Loc. verb. fig. Les dés sont pipés. La partie est faussée; il y a un piège.

[18] Haute, Qui occupe une position supérieure, un rang éminent et qui est investi de responsabilités, d'honneurs.

[19] Boulanger, verbe, pétrir la pâte et la faire cuire pour en faire du pain, de boulanger, « pétrit », fin XV° siècle.

[20] Éventé, Subst., vieilli. Personne frivole, écervelée.

[21] Presse, mettre en presse (pop.). Mettre en gage.

[22] Cautum, vraisemblablement « pétun » , pétuner, fumer, évincé dès le déb. du XVIIes. par tabac* et ne survit plus que dans certains dialecte de l'Ouest , en breton, Butun.

[23] Tuaison, de  tuage, subst. masc. action de tuer, « tuer le cochon » ;

[24] Céans, ici, à l’intérieur du lieu.

[25] Sécant, Empr. au lat. secans, part. prés. de secare « couper, découper », « entamer »,

[26] Haquenée, subst. fém. petit cheval ou jument aisé(e) à monter, qui va l'amble et qui servait autrefois de monture aux dames

[27] Hongre, adj. [En parlant d'un cheval] Qui est châtré.

[28] Cavalle, du lat. caballa, jument.

[29] Groue, grande pluie, inondation.

[30] Boisseau, récipient de forme cylindrique destiné à mesurer les solides, dont la capacité varie selon les lieux et les époques et qui est encore en usage dans certains pays. ~ le boisseau de Pontrieux : 5,58 dal.

[31] Dîme, Dime, Dixme, impôt en nature s'élevant au dixième des récoltes.

[32] Rapsodie, péjoratif, vieilli. Ouvrage en vers ou en prose fait de morceaux divers, mal liés entre eux.

 


  

 

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