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LE DÉCES d'ANATOLE LE BRAZ (I)
Le 20 mars, une dépêche de
Mme Le Braz m'annonçait la mort de son mari. Il s'était éteint, le
matin même, presque subitement et sans souffrance. Ceux qui l'avaient
vu, le 19 novembre 1924, plein d'entrain et de vitalité, au dîner
d'adieux qu'il avait offert à ses collègues, ne pouvaient croire à la
triste nouvelle; lui-même, après une longue période de fatigue, sentait
ses forces augmenter rapidement; le 23 février il m'écrivait : « Ma
santé continue à se rétablir, si même elle n'est pas complètement
rétablie ». C'est 'au moment où il croyait que la vie revenait en lui
que la vie l'a quitté.
Anatole-Jean-François-.Marie Lebras (en littérature Le Braz) était né
le 2 avril 1859, à Saint-Servais-de-Duault, où son père était
instituteur. Il habita successivement avec les siens Ploumilliau, où il
fut moniteur dans l'école paternelle et où il commença le latin sous la
direction du recteur, l'abbé Villiers de l'Isle-Adam, — Pleublien,
Ploubezre, Penvénan. Il fit de brillantes études au lycée de
Saint-Brieuc, puis au lycée Saint-Louis. Reçu licencié ès lettres en
Sorbonne, il prépara l'agrégation de philosophie; il ne put être reçu
au concours parce qu'il s'y était présenté sans avoir le bacca-lauréat
ès sciences restreint, exigé des futurs philosophes. En 1886, il
arrivait au lycée de Quimper comme professeur de lettres. Il y resta
jusqu'en 1901, où il ;fut nommé, le 29 juin,. maitre de conférences de
littérature française, à la Faculté des Lettres de Rennes (2);
professeur titulaire le 25 décembre 1904, il demandait et obtenait sa
retraite le ter août 1924.
Voilà, dans sa noble
simplicité, toute la carrière universitaire (3) du Breton illustre qui,
né et élevé en Bretagne, y revenait, après dix ans d'études à Paris,
pour enseigner dans un lycée et dans une Faculté, pendant trente-huit
ans. Il importe de ne pas oublier que de cette vie si bien remplie, la
plus grande part fut donnée à. l'en-seignement. Et de tous les aspects
de cette physionomie si variée d'homme de lettres, à la fois
conférencier, historien de la littérature, folkloriste, romancier,
poète, c'est le professeur qui, dans les Annales de Bretagne auxquelles
il collabora. apparalt, tout d'abord, à, l'évo-cation, triste et douce,
des images du passé.
Je le revois, à. Quimper, dans sa classe de troisième, où j'allai le
prendre un jour; il parlait en se promenant de long en large, un livre
à la main, et les yeux de ses élèves le suivaient avec une attentive
admiration. Combien de vocations littéraires suscita-t-il pendant ses
quinze années d'enseignement secondaire ? Nous le saurons à mesure que
les souvenirs surgiront autour de sa mémoire. A Rennes, il eut aussitôt
la sympathie des étudiants. M. Chassé qui fut parmi ses premiers élèves
a raconté quelles leçons leur donnait ce maitre incomparable qui par le
charme de ses phrases enchanteresses les élevait au-dessus d'eux-mômes.
Le Braz avait horreur de l'érudition pesante et compliquée. Il disait
plaisamment (l'un grand savant dont il avait suivi les leçons : « Cet
homme si bien renseigné avait le don d'agiter si bien le flacon de sa
science que ce n'était plus qu'une bouteille à l'encre ». Il n'avait
garde de faire de même. La science était l'appui solide d'où il prenait
son élan pour atteindre sans efforts à l'éloquence simple et émouvante.
Sa voix puissante résonnait dans les couloirs et jusque dans la cour
centrale. Dans leur argot de collège les étudiants le surnommaient
l'As. Parfois son enseignement était interrompu par un brusque départ
pour des conférences en lointain pays. Puis il revenait reprendre la
tâche inachevée. Enfin l'heure vint où il lui fallit prendre du repos.
« Ce n'est pas sans émotion », m'écrivait-il le 28 juillet 1924, « que
j'ai parcouru ce papier officiel qui met fin à. ma carrière de
professeur. Vous savez de quel coeur j'étais attaché à mon métier et à
la Faculté où je l'exerçais. Tout cela est désormais dans le passé et
le mot même de retraite est plein de signification mélancolique. Ce qui
me console et me rassérène, c'est que, grâce à cette mesure, d'autres
fils de la balle comme moi-même, d'autres enfants issus des entrailles
mêmes du peuple vont pouvoir en jouir pour se cultiver et goûter les
mêmes joies d'intelligence qui ont été les grandes douceurs de ma vie.
Je souhaite de durer assez longtemps pour qu'elle garde quelques années
son efficace ». Si ce vœu ne s'est pas réalisé, hélas, les étudiants
lui restent profondément reconnaissants d'avoir pensé à. employer sa
pension de retraite à créer pour eux trois bourses de cinq mille francs.
Les sujets qu'il traitait dans ses cours publics se rapportent à deux
ordres principaux d'étude. Le premier comprenait : Le roman au XVIe
siècle; les théories dramatiques'en France au XVIIIe siècle; les
précurseurs du romantisme au XV1IIe siècle. Le second se rapportait à
la littérature régionale de langue bretonne ou de langue française : Le
théâtre d‘u peuple en Bretagne, la Bretagne et le romantisme;
Chateaubriand, histoire des œuvres.
A Rennes, il donna encore des conférences publiques, au théâtre ou à la
Faculté, sur Shakespeare et l'âme celtique (1916), sur ses impressions
d'Amérique (1913), sur le président Wilson (1920-1921), pour ne citer
que les principales.
Une réflexion d'Anatole Le Braz à la réception du dessin de Pierre Berthet lors de son départ pour les États-Unis en 1910...
Dès 1910, il alla enseigner à l'étranger : en Suisse à Genève,
Neufchâtel et Lausanne; aux États-Unis où il passa. dès 1906, puis en
1910-1911 et 1911-1912. 11 y retourna pendant la guerre et, de 1914 à
1919, il se dépensa sans compter, pour faire connaitre et aimer notre
pays. Du nord au sud et de l'est à l'ouest, que ce fût à New-York, à
Cincinnati, à Saint-Louis, à San-Francisco, dans les Universités comme
dans les groupes de l'Alliance Française sa parole émouvante ne se
lassait pas de retentir dans tous les milieux. Quand les États-Unis
décidèrent de prendre part à la lutte, il se trouvait dans l'État de
Tennessee et il s'employa à faire des cours de français à l'école des
sous-officiers. Il pénétra profondé¬ment l'esprit public américain et
se mêla de près au mouvement des idées et des opinions. Dès 1915, il
avait prévu les difficultés que les questions d'argent susciteraient au
lendemain de la guerre entre les deux pays...(à suivre)
Anatole
Le Braz avait gardé d'excellentes relations avec son lieu de naissance
de Saint Servais où il rendait fréquemment visite aux gens qui avaient
connu ses parents. Nous le voyons ici dans un intéreur bien breton
s'entretenant avec un jeune garçon devant l'âtre, aux poutres du
plafond sont suspendues deux tranches de lard (Kig-sall) et les oignons
récoltés. Une fille assise à droite sur le banc prend son repas, sa
mère, debout derrière-elle, est attentive à la conversation entre son
fils et Anatole déjà âgé...
(1) Le numéro de La
Bretagne Touristique du 15 avril 1926, entièrement consacré à Le Braz,
donne l'essentiel sur sa vie et ses oeuvres..
La présente notice tient. compte des articles nécrologiques, mais est
surtout fondée sur ses conversations et ses lettres, de 1902 à 1926.
Sa bibliographie sera publiée dans notre prochain numéro par M. J. 011ivier.
(2) D'abord rétribué par l'université qui avait reçu
de M. de Kerjégu et d'une personne qui garda l'anonymat, une subvention
de 4.000 francs.
(3) Voici, vérifiée sue les documents officiels,
la carrière de Le Braz Jusqu'à son entrée à la Faculté : maitre
auxiliaire au lycée Saint-Louis (3 janvier 1879); boursier de licence à
la Sorbonne (15 septembre 1880); boursier d'agré-gation de philosophe
(15 septembre 1881); en congé pour raison de santé (15 septembre 1883);
professeur de philosophie au collège d'Etampes (12 novembre 188&);
professeur de lettres au lycée de Quimper (17Septembre 1888);
professeur de troisième au même lycée (30 août 1895). Il fut nommé
chevalier de la Légion d'honneur le 31 décembre 1897 et Meier(?) le 30
juillet 1914.
Sources
Annales de Bretagne 1925-1926.
Joseph
Lohou(juillet 2012_2015)